Jour J : Episode 4 : ...So Long*
*...So Long (...si longue) - Leon Bridges - Album Coming Home- 2015
Le marathon. 42 kilomètres et 195 mètres. Marathon est une ville grecque. La légende (décriée) raconte que durant la guerre opposant les grecs aux perses en 490 avant JC, une bataille eut lieu à Marathon voyant les grecs remporter le combat. Le chef de l'armée grecque envoya un messager du nom de Philippidès apporter la nouvelle à Athènes. Philippidès parcourut la distance d'environ 40 km le séparant de la principale cité de la Grèce antique pour annoncer la victoire avant de mourir d'épuisement. La course "marathon" sera créée pour les Jeux Olympiques de 1896, proposant aux participants de rallier Marathon à Athènes pour commémorer cette légende. Ce n'est qu'en 1921 que l'IAAF déterminera la distance de 42,195km comme la norme du marathon.
C'est donc parti pour la dernière discipline de la journée. Je ne suis pas un spécialiste de la course à pied, loin de là, alors mon grand objectif de la journée jusqu'à maintenant a été de m'économiser pour arriver le plus frais possible au départ de se marathon. Le petit coup de mou durant le vélo m'avait inquiété mais ma décision de relâcher et de bien me ravitailler à été bonne car j'ai retrouvé de bonnes sensations. C'est bien, je suis lucide et je prends les bonnes décisions, je gère bien mon effort alors il n'y a plus aucune raison, sauf cataclysme ou météorite, que je n'aille pas au bout de mon rêve.
Dès la sortie du parc à vélo, je traverse le stade d'arrivée pour la première fois passant à côté de mon objectif, la finish line. Le portique d'arrivée tout de rouge vêtu trône là, entouré des tribunes noires de monde, avec son speaker et son animateur au centre du tapis rouge d'arrivée encourageant les athlètes et excitant des spectateurs extrêmement réactifs et chaleureux qui créent une superbe ambiance digne des plus grandes soirées de Champions League. Quel public ces hollandais, quelle ferveur, et pas que pour les locaux, pour tous les participants ! Je quitte l'enceinte pour entamer mon premier tour. La course à pied s'effectuera sur une boucle de 7km à parcourir 6 fois. On tournera autour du lac, en passant contre le camping où je loge, et revenant à l'esplanade en longeant le parc à vélo avant de repasser à chaque tour par le stade d'arrivée.
Le premier tour se passe pas trop mal, les bonnes sensations étant revenues, même si je suis moins rapide que ce que je pense être capable de faire. Je ne me fais pas de souci, avec les petits ennuis sur le vélo je ne préfère pas prendre de risque et jusqu'à maintenant mes décisions ont été bonnes alors je suis mon instinct et j'écoute mon corps. Toujours sur le même principe qu'en natation et en vélo, je me rappelle des conseils de Florian, ces fameuses résonances qui m'accompagnent. "Ne marche surtout pas sinon tu repartiras pas, ça sera trop dur", "N'oublie pas ton ravitaillement, ne rate aucun ravito", " Pas de nourriture solide, juste des gels, et bois, coca/eau, coca/eau, coca/eau". J'arrive au premier ravito, c'est le moment d'appliquer tout ça. Pour le passage au ravitaillement je peux marcher pour boire correctement mes verres sans m'étouffer mais je marche vite pour ne pas "m'endormir". J'avale mon gobelet de coca presque cul-sec, prends plus mon temps pour l'eau pour me rincer la bouche et ne pas garder trop le goût très sucré du coca dans la bouche ce qui me donnerai encore plus soif. Je repars en courant en même temps que je lance mon verre d'eau vide en prenant soin d'attraper une éponge humide en fin de zone de ravitaillement. Comme je n'ai qu'une visière - sorte de casquette mais ouverte sur le dessus pour laisser respirer le crâne et éviter l'effet bol pouvant entraîner une surchauffe - et que le soleil est à son zénith, je la presser sur ma tête, imbibant au passage ma visière et m'arrosant la nuque, les épaules et la partie supérieure de ma combinaison. Je suis bien au frais de cette façon et je ne crains absolument pas la chaleur de l'après-midi. La visière imbibée jouera le rôle de goutte à goutte en attendant le prochain ravitaillement.
J'arrive au deuxième kilomètre, où se trouve le "point coach", zone où l'aide extérieure est tolérée. Florian s'y trouve pour m'encourager et surtout pour renseigner Camille sur les écarts car elle est à la bataille pour la victoire dans une course qui se trouve à des années lumières de la mienne. Il m'encourage, je lui résume très rapidement ma course et mes tracas et il me rassure en courant pour me suivre : "Ne pense plus à avant, regarde devant ! Tu es pas mal tu as bien géré ton vélo, tu as une belle allure, regarde, il y a même des pros qui marche ! Ne marche surtout pas ! Pense bien à tes ravitaillements et n'oublie pas, coca/eau, coca/eau, coca/eau !". Je quitte la zone coach en gravant ses dires dans ma tête et je continue donc ma marche en avant, ou plutôt ma course en avant. Objectif : prochain ravitaillement. Pour ne pas trouver le temps trop long, je me fixe d'aller de ravitaillement en ravitaillement, sans penser au nombre de tour restant. Il faut s'occuper l'esprit et décomposer son marathon sinon c'est mentalement qu'on craque avant même le physique. De cette façon, j'arrive à la fin de mon premier tour sans l'avoir trouvé très long donc c'est bon signe. Je passe près de l'arche d'arrivée, ressort du stade et entame mon deuxième tour. D'avoir bu à chaque ravitaillement me pèse un peu sur le ventre, je sens le liquide gigoter dans mon estomac et j'ai peur d'être gêné si je continue à ce rythme. A nouveau, j'écoute mon corps et mon instinct et je décide de changer ma stratégie. Je boirai seulement tous les deux ravitos mais je prendrai toujours une éponge pour m'arroser à chaque ravito car le soleil lui ne se cachera pas. J'applique ma stratégie dès ce deuxième tour, j'en informe Florian au passage en zone coach et je verrai mes sensations à la fin du tour. Je me présente à nouveau au stade d'arrivée et ça va mieux niveau estomac. 14 km déjà de parcourus et les jambes commencent à être lourdes. Florian m'a prévenu que Camille allait gagner et qu'elle était dans son dernier tour juste derrière moi. Dilemme pour moi, je continue à mon rythme ou je l'attends pour l'encourager et la féliciter ? Elle n'a pas besoin de moi pour finir son marathon et j'aurai tout le temps de la féliciter après ma course alors je décide de continuer à mon rythme et de rester concentrer sur mon effort.
Je sors du stade d'arrivée pour commencer mon troisième tour et après 200 mètres j'entends derrière moi l'écho du micro du speaker annonçant l'arrivée de la première féminine. C'est Camille ! Merde... à 200 mètres près je pouvais l'accompagner en courant avec elle dans son finish et la voir arriver, victorieuse, tenant son drapeau français et tomber dans les bras de Florian une fois la ligne passée sous les confettis brillants saluant le vainqueur. Combien de fois aurai-je la chance de courir avec elle sur un finish d'Ironman que je fais en même temps qu'elle et qu'elle est en train de gagner ? Et c'est ça première victoire et là c'est sûr, ça sera la seule première fois. Cette idée me rend triste. J'aurais dû l'attendre... quitte à m'arrêter. Je regrette. Je suis triste et même énervé. Triste... vraiment triste. Je suis même sur le point de verser une larme quand j'ai un sursaut de lucidité. Je m'empresse que me parler : "Oh bordel Alexis, qu'est-ce que tu me fais ? Tu craques là ? Qu'est-ce que tu fous ? Reprends toi bordel c'est pas fini pour toi, tu as encore une longue route devant toi alors c'est pas le moment de flancher ! Ressaisis toi putain ressaisis toi !". C'est la première fois depuis le début de la journée que je dois m'insulter pour retrouver mes esprits. C'est pas bon signe. Je me rends compte que mes émotions ont pris le dessus. C'est la fatigue qui fait ça, elle décuple les émotions et c'est pour ça que cet événement m'a autant affecté. Lorsque les émotions prennent le dessus, c'est un signe de perte de lucidité et de concentration, la pire chose qui puisse m'arriver mais heureusement je m'en suis rendu compte et j'ai su réagir très vite. Je me reconcentre en vitesse sur ma course, mes ravitaillements pour essayer de penser à autre chose et ne pas me laisser envahir par ces émotions dévastatrices. C'était un avertissement, à partir de maintenant, la fatigue augmentant, ce sera une lutte de tous les instants pour conserver ma lucidité durant mes quatre prochains tours. Une lutte... si longue !
Je poursuis dans ce troisième tour. Les jambes sont lourdes. Tous les signes annonciateurs d'un état de fatigue avancé se multiplient. Je me rappelle ce que Florian me disait le matin même : "C'est en commençant le marathon que ta course commencera réellement, c'est là qu'il faudra être fort mentalement... très fort ! Là, tu devras prouver que tu es un homme de fer (Ironman) !". Il est difficile avant d'y être confronté de se rendre compte de ce que c'est réellement. On a beau se dire que ça va être long, dur, très dur, impossible de s'imaginer les vrais sensations de cet effort si spécifique. C'est en bouclant mon troisième tour synonyme de fin du premier semi marathon que je prends la mesure de la chose. Cette course porte bien son nom. Ironman, homme de fer en français. Il faut non seulement être un homme de fer physiquement mais aussi mentalement et c'est là le plus compliqué. Le corps, on l'entraîne, on le prépare, je l'ai préparé et comme me disait Florian, physiquement, ton corps peut aller au bout. Reste à savoir si la tête suivra. Une fois le quatrième tour entamé, je bascule dans une tout autre course, une course contre moi même. Mes jambes m'abandonnent petit à petit et je sais maintenant que cette lente déchéance ne s'inversera plus. Mes ischios-jambiers ne répondent plus. L'ischio-jambier est le groupe de muscles permettant entre autre la flexion du genou, indispensable pour courir. Mais ils ne répondent plus. Je traîne les pieds me servant seulement des muscles du dessus de la cuisse pour balancer littéralement mes jambes. Le geste devient machinal, chaotique, disgracieux, inélégant mais je parviens à faire quelque chose qui se rapproche vaguement de la course à pied. Effectivement mon corps continue à courir, il tient, je me demande comment mais il tient, simplement parce que mon cerveau lui ordonne alors que tous les voyants d'alerte s'allument. Je me suis répété tout le début du marathon que Florian ne voulait pas que je marche mais c'est trop dur. La douleur est plus forte que moi. Je craque. Je marche. Je fais même quelques arrêts pour m'étirer sentant les crampes arriver. Florian m'expliquera plus tard que ce n'est en fait pas des crampes, mais le muscle qui se raidi étant traumatisé par la longueur de l'effort et les toxines qui s'accumulent tout au long de la journée. Effectivement je n'irai jamais jusqu'à la crampe. J'essaye de courir jusqu'à chaque ravitaillement mais je dois marcher de plus en plus longtemps après chacun d'eux. Je me relance quand même pour ne pas trouver le temps trop long et me rapprocher de la ligne d'arrivée le plus vite possible pour mettre fin à ce calvaire.
Je boucle mon quatrième tour, j'en suis donc au 28ème kilomètre. Au passage vers la ligne, Manon, Jonathan et Florian m'encouragent. J'entends des encouragements, je reconnais des voix familières mais je ne comprends pas vraiment ce qu'on me dit. Tout le monde encourage, le speaker hurle dans son micro pour essayer de se faire entendre par dessus la musique jouée plein pot de façon à faire rester les gens dans une ambiance incroyable. Mais pour moi, tout n'est qu'un immense brouhaha inintelligible. C'est le cinquième tour. Toujours autant de difficultés pour courir, mais le public est incroyable. Ces personnes que je vois toujours au même endroit depuis le début du marathon ont encore le même engouement pour encourager chaque athlète. Et je dis bien CHAQUE athlète. Sur le dossard se trouve le numéro mais également le prénom, la catégorie et la nationalité. Les spectateurs peuvent donc lire notre prénom et nous encourager personnellement. Certains même lancent des encouragements dans un français approximatif mais tellement réconfortant. Une personne isolée, un couple, un groupe accompagné d'une sono diffusant sa musique sans discontinuer pour donner le rythme à ses pom-pom girls, tous vous encouragent par votre prénom. Lorsque vous êtes en détresse complète, vous ne pouvez même pas imaginer à quel point ça fait du bien. Eux l'ont parfaitement compris. A chaque passage ils réussissaient à m'arracher un sourire malgré la souffrance et les doutes. Ce sont des magiciens ! Mes meilleurs amis à ce moment là. Je les prendrais un par un dans mes bras si j'avais le temps. Sans eux, beaucoup n'iraient pas au bout, peut-être moi compris.
Je continue tant bien que mal à courir régulièrement me réconfortant de voir des gens autant en souffrance que moi. Pour certains c'est même pire. Je souffre pour eux et je compatis. Je suis au milieu d'un convoi de zombie. Je regarde les gens autour de moi mais la perte progressive de lucidité altère ma vue et ma perception des choses. J'ai l'impression d'être dans un film de guerre, vous savez cette scène où une explosion se produit proche du héros, qui voit d'un coup tout au ralenti, en noir et blanc avec un sifflement aigu constant, se relevant au milieu de ses compères boitant et titubant comme lui. C'est presque la même chose. Je me rapproche du stade d'arrivée et j'ai le droit aux derniers encouragements de Manon, Jonathan, Florian et aussi Camille toute fraîche revenant du massage. "Allez c'est le dernier tour, tu as fais le plus dur, c'est bientôt fini" me lance-t-elle. J'aimerai me convaincre qu'elle a raison mais j'ai quand même l'impression que le plus dur sera le dernier tour qui se présente à moi. Je passe dans le stade et laisse l'arrivée dans mon dos pour me diriger vers l'entame du dernier tour. C'est la sixième fois que je passe devant l'arrivée et que je la laisse dans mon dos, n'osant presque pas la regarder mais je sais qu'au prochain passage, je ferai demi tour pour mettre l'arche finale face à moi.
Kilomètre 35, c'est mon dernier tour...
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